" Selon une étude réalisée pour la région Ile-de-France rendue publique lundi 15 juillet, 55,5% des Franciliens se sentent en insécurité, soit deux points de moins qu'en 2011 (57,5%). Pourtant, ils sont plus nombreux à déclarer avoir été victimes d'actes de délinquance : 46,9% ont subi au moins une fois une agression, un vol (ou une tentative) ou une atteinte à leurs biens, contre 43% en 2011. Près d’un Francilien sur deux aurait donc été victime d’un acte de délinquance.
Ce chiffre traduit-il un abandon total de certains territoires ? Christophe Soullez : Non, je ne crois pas que nous puissions raisonner de cette manière. Ce chiffre regroupe plusieurs types d’infractions qui ne revêtent pas le même niveau de gravité. Comme pour les statistiques administratives sur les crimes et délits enregistrés par les services de police et les unités de gendarmerie il est indispensable de sortir du chiffre unique et de distinguer les faits selon les caractéristiques des infractions. Une agression physique ou un viol n’ont rien à voir avec un vol à la tire ou avec une tentative de cambriolage. L’enquête menée par la région Ile-de-France révèle, en revanche, une hausse de certains types de délinquance qui avaient déjà d’ailleurs été mis en exergue par l’enquête nationale "Cadre de vie et sécurité" INSEE-ONDRP comme les cambriolages et les vols sans violence. Ces hausses sont également visibles dans la statistique administrative. Sur d’autres types de faits, comme les vols avec violences, cette publication donne trop peu de détails car il est mentionné des "agressions tout venant" sans que nous sachions exactement ce que contient cette rubrique à l’intitulé un peu baroque. Pour répondre à votre question dire que certains territoires sont abandonnés reflète une vision très pessimiste de la situation. Les services publics de la sécurité sont présents partout et tentent, dans la mesure de leurs moyens, de répondre aux sollicitations des habitants et, parfois, dans des conditions très difficiles. Depuis plus de 30 ans, l’Etat a consacré d’importants moyens financiers à la rénovation de certains quartiers, notamment en Ile-de-France, et à l’amélioration du cadre de vie de leurs habitants, certes, avec plus ou moins de succès et surtout avec une absence d’évaluation. En revanche, il est vrai que certains territoires sont beaucoup plus criminogènes que d’autres et qu’ils concentrent une part importante des délits et/ou des auteurs (qui ne commettent pas tous leurs délits dans leur quartier d’habitation). On sait aussi que des quartiers sont l’enjeu de lutte de territoire entre certaines bandes se livrant à du trafic de stupéfiants et que, dans ceux-ci, l’intervention des forces de l’ordre est difficile et les conditions de vie dégradées.
Mohamed Douhane : Le sentiment d’insécurité qui frappe la population française est complexe car il combine l’insécurité vécue et la perception de cette insécurité parfois fondée sur de simples impressions. En effet, il est toujours difficile de distinguer ce qui relève du fantasme et ce qui relève de la réalité. Néanmoins, le second chiffre (46,9% des Franciliens déclarent avoir été victimes d'actes de délinquance) est révélateur d’une progression des délits contre les personnes qui est une réalité depuis plusieurs années en Ile-de-France. Pour autant, parler d’abandon de ces territoires par l'Etat me semble excessif. Contrairement à ce que l'on entend parfois, l’Etat n’a pas démissionné de ses missions régaliennes. Dans le domaine de la sécurité, comme dans d’autres domaines, on ne peut pas dire que la France est un pays sous-administré.
Comment prétendre le contraire lorsque l’on sait que notre pays compte plus de 5 millions de fonctionnaires et que son administration est une des plus structurées du monde ?
La réalité c'est que l’administration française est malade de sa bureaucratie. Nous ne pouvons ignorer que "le mille-feuilles administratif" paralyse l’action publique et l’enchevêtrement des dispositifs nuit à la mise en place d’une véritable cohérence. La conséquence directe, c’est une mutualisation des moyens insuffisante, notamment en matière de sécurité. La gendarmerie nationale a intégré le ministère de l’Intérieur en 2009. Il y a eu un certain rapprochement entre cette institution et la police, mais à ce jour il y a toujours une difficulté à harmoniser les pratiques, les modes d’intervention ainsi que les structures administratives. Je plaide pour la mise en place de véritables directions départementales de la sécurité intérieure qui regrouperaient des unités mixtes (police/gendarmerie) sous un commandement unique. On pourrait ainsi faire disparaître des doublons et outre gagner en efficacité, nous pourrions faire énormément d’économie. Contrairement à certains discours misérabilistes, les moyens en personnel et en matériel existent dans notre pays, y compris dans les quartiers difficiles, mais nous avons un réel problème de gouvernance qui ne date pas d'aujourd'hui.
Quels sont les autres symptômes de cet abandon ?
Christophe Soullez : Ces territoires sont particulièrement exposés à la délinquance et il peut exister des "poches" au sein desquelles les interventions des services publics sont risquées et surtout ne peuvent être réalisées dans les mêmes conditions et avec les mêmes moyens que dans d’autres quartiers. Ce sont notamment des lieux où on observe un très fort enracinement du trafic de stupéfiants. Il est vrai que, sans parler de démission des forces de l’ordre, sur ces territoires le travail policier est usant, souvent dangereux et parfois décourageant. La tension est permanente. Les fonctionnaires de police agissent toujours sur le fil du rasoir car le moindre petit incident peut avoir des répercussions importantes et être à l’origine d’émeutes. Les prises à partie sont assez fréquentes et s’inscrivent dans une logique d’affrontements entre les représentants de l’Etat et ceux, une minorité dans ces quartiers, qui aspirent à instaurer leur propre ordre, contraire aux valeurs de l’Etat de droit et reposant sur des activités criminelles et des organisations dominées par des rapports de force.
Mohamed Douhane : A mes yeux, les deux phénomènes les plus préoccupants en matière d'insécurité sont l’explosion des violences urbaines depuis une trentaine d’années et la délinquance des mineurs qui est aujourd'hui un phénomène de masse. Les violences urbaines ont commencé à la fin des années 1970 dans la banlieue lyonnaise avant de se développer sur tout le territoire jusqu’à connaître leur point d’orgue durant les émeutes de 2005. Ces violences révèlent une véritable difficulté à vivre ensemble sur certains territoires ainsi que l’incapacité des pouvoirs publics à apporter des réponses durables et efficaces face à des violences commises par une minorité de délinquants qui ne respectent rien et qui prospèrent sur l'économie souterraine. Quant au problème de la délinquance des mineurs, nous devons comprendre que ce n’est pas qu'un simple problème de sécurité, mais aussi un problème d’éducation, de Politique de la ville et d’insuffisances de la justice des mineurs.
Quelles en seront à long terme les conséquences sur ces territoires mais aussi plus largement sur l'image de l'Etat qui peut donner l'impression d'avoir démissionné et de trouver acceptable que l'on sape son autorité ?
Mohamed Douhane : Il y a une perte et un délitement des valeurs morales dans ce pays. Il est aujourd’hui urgent de remettre au goût du jour la morale républicaine basée sur les droits mais aussi les devoirs de chacun et renforcer les institutions qui ont un rôle important à jouer en matière de socialisation : la famille, l’école et l’armée dont on connait le rôle historique en matière de cohésion nationale. Malheureusement, depuis plusieurs décennies, ces institutions sont contestées et remises en cause. Et la société française en subie les conséquences sur le plan de sa cohésion. A terme, on peut redouter une forme de découragement au sein des forces de l’ordre confrontées à des délinquants multirécidivistes toujours plus violents et plus jeunes parce qu'on ne peut nier que la réponse pénale n’est souvent pas à la hauteur. Tous ces phénomènes sont aussi de nature à déstabiliser les enseignants qui dans les quartiers difficiles travaillent la peur au ventre et doutent souvent de leur mission.
Christophe Soullez : Il faut bien entendu faire en sorte de ne pas laisser ces quartiers dériver. L’autorité de l’Etat doit pleinement s’y exercer, avec des moyens adaptés et une volonté clairement affichée. Par exemple, si des équipages de police sont victimes de jets de pierres, alors très peu de temps après les faits, les forces de l’ordre doivent revenir en nombre dans le cadre d’opérations de contrôle, afin de montrer que l’Etat est bien présent sur ce territoire.
Va-t-on assister à l’exode massif de certaines populations ? Se dirige-t-on vers un véritable apartheid territorial ?
Christophe Soullez : Malheureusement ce phénomène n’est pas nouveau. Cela fait déjà plus de trente ans que certains quartiers perdent une partie de leur population, et notamment les classes sociales intermédiaires, entrainant ainsi une plus forte paupérisation de certains territoires. Je vous rappelle que la Politique de la Ville a débuté en 1976 et qu’elle avait notamment pour objectif de favoriser la mixité sociale et éviter la "ghettoïsation". Malheureusement, elle n’a pas permis d’atteindre tous ces objectifs et il beaucoup trop de quartiers se sont renfermés sur eux-mêmes.
Mohamed Douhane : L’apartheid territorial est déjà une réalité. Dans de nombreux quartiers autour des grandes villes, il y a une concentration de populations durement frappées par la crise économique et qui en plus subissent l’insécurité au quotidien. Il est donc évident que de nombreuses familles quittent ce territoire dès qu’elles en ont la possibilité pour fuir la violence et l’échec scolaire. Il y a une fuite des classes moyennes de ces quartiers-là. Les classes moyennes d’origine étrangère, au même titre que celles de "souche européenne", quittent sans hésitation ces territoires afin de donner une meilleure éducation à leurs enfants. Est-il encore temps d'inverser la tendance ? Comment ?
Christophe Soullez : Oui… Et heureusement… D’une part, la lutte contre les bandes ou les organisations criminelles demande du temps, des ressources et surtout un bon fonctionnement de la chaîne pénale. La question de la sécurité dans les quartiers difficiles ne relève pas que des policiers ou des gendarmes mais également des fonctionnaires du ministère de la Justice, magistrats ou personnels de l’administration pénitentiaire. Il est donc indispensable d’aborder les politiques publiques de sécurité mises en œuvre dans le cadre d’une approche transversale.
D’autre part, dans un Etat de droit, les procédures judiciaires contre des personnes doivent reposer sur des faits et des preuves. Or, les réunir demande du temps et souvent un investissement important. L’Etat devrait privilégier l’activité judiciaire des policiers et des gendarmes. Toutes les études anglo-saxonnes ont montré que ce n’était pas en multipliant les patrouilles sur la voie publique que la délinquance baissait. Il faut une présence visible des services de police mais ce n’est pas elle qui permettra de mettre un terme à la "sanctuarisation" de certains quartiers par les trafiquants. Seule des actions judiciaires menées en profondeur, le démantèlement des réseaux, l’interpellation et la condamnation des principaux protagonistes des trafics sont susceptibles d’inverser la tendance. Cette action passe aussi par des mesures qui, depuis quelques années semblent démontrer leur efficacité : les procédures mixant le judiciaire et le fiscal, la confiscation du patrimoine des trafiquants et d’importantes sanctions pécuniaires. On pourrait également imaginer que l’Etat concentre d’importants moyens, toutes administrations confondues, sur seulement quelques quartiers - les plus criminogènes - et durant le temps nécessaire à la reprise en main de ceux-ci. Il faudrait rompre avec notre sacro-saint principe d’égalité des territoires. Dans les pays anglo-saxons, ils n’hésitent pas durant des mois, voire des années, à déployer des moyens très importants sur des territoires ciblés et jusqu’à l’obtention des résultats recherchés. Ils ont une démarche plus pragmatique que nous. En France, nous voulons toujours tout généraliser, parce qu’il faut faire plaisir à un maximum d’élus et surtout donner l’impression qu’aucun territoire n’est oublié. Sauf que, finalement, à vouloir satisfaire tout le monde, on disperse et on dilue les moyens d’où une absence ou une perte d’efficacité. En général un traitement ciblé et adapté à chaque situation fonctionne mieux qu’un traitement généralisé et homogène.
Mohamed Douhane : Il faut refuser la fatalité. Il est possible d’apporter des réponses pragmatiques. Mais on doit tout d'abord reconnaître que notre société a besoin d’autorité. L'autre urgence est de renforcer les différents maillons de la chaîne d’autorité que sont les parents, l’école, les institutions régaliennes de la sécurité, mais aussi la justice. S'il faut privilégier les réponses éducatives et réparatrices pour les primo-délinquants, il est nécessaire de réaffirmer la sanction pénale pour les délinquants récidivistes. La punition a toujours une vertu pédagogique. Sur le plan de la prévention, les parents doivent être en première ligne. Il est impératif de soutenir les parents défaillants tout autant que d’être ferme avec les parents démissionnaires. Enfin, il faut mettre en place des dispositifs en direction des parents d’origine immigrée, notamment des dispositifs d’alphabétisation.
Existe-t-il une réelle volonté pour sortir de cette impasse ou au contraire l’Etat cherche-t-il à circonscrire tous les problèmes d’insécurité sur quelques territoires ? Mohamed Douhane : La volonté politique existe, mais nous sommes trop souvent englués dans des approches bureaucratiques qui découragent les plus volontaires et nuisent à l’efficacité globale. L’Etat providence des années 1950 est mort et la culture de la dépense doit désormais laisser place à la culture de l’efficacité. Il faut aussi essayer de mettre en place des programmes qui fassent l’objet de véritables évaluations. Lorsqu’on voit les milliards investis dans la Politique de la ville depuis 30 ans pour les résultats somme toute assez décevants, il y a de quoi désespérer. L’Etat ne peut se satisfaire en France de l’existence de ghettos ou du développement de territoires qui concentreraient tous les maux de la société. Il ne faut pas oublier que l’insécurité a un coût économique considérable. Les ghettos accroissent non seulement les inégalités sociales, mais ont aussi un effet négatif sur le développement économique du pays. Il est donc urgent de s'y attaquer à bras le corps. "
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