" Quelles sont les conséquences pour la gauche et pour la France de ce complexe de supériorité ?
André Bercoff : Le philosophe Jean Baudrillard parlait de la "gauche divine" et ça n'a pas changé : il y a le sentiment d'appartenir au camp du bien. La gauche, c'est la morale, la justice, la légalité, la défense des humbles… Il y a du vrai : le Front populaire charriait ces idées. Mais, face aux réalités économiques qui font que la France n'est pas sur Mars mais dans un contexte mondialisé, il y a des inflexions à faire. Le problème de la gauche, c'est qu'elle fait ces inflexions mais qu'elle ne le dit surement pas. Je suis contre la finance disait Hollande, je suis contre le capitalisme disait Mitterrand. Mais à partir du moment où il faut gérer la réalité, ils essaient de rester fidèles à leur vocabulaire. Et donc, on perd beaucoup de temps. Mitterrand a effectué son virage à 180° en 1983, Hollande vient de le faire.
Comment se fait-il que de nombreuses voix, à gauche, attaquent la mondialisation alors que c'est la mondialisation qui a permis à beaucoup, en Chine, en Inde, à sortir de la misère ? Or, la gauche est internationaliste mais elle dénonce cette économie mondialisée parce qu'elle nuirait aux peuples européens. La morale de la gauche est en fait à géométrie variable par rapport à la réalité.
C'est le même constat en matière de chômage et d'immigration. Est-ce que c'est vraiment d'être de droite réactionnaire que de dire qu'il faut faire travailler les travailleurs français avant les autres ? C'est tout de même bizarre puisque la gauche, en principe, doit aider le peuple. Mais on a l'impression, avec cette gauche, qu'on se moque des peuples. Il y a une contradiction entre cette volonté de faire le bien et les effets pervers qu'on ne veut surtout pas voir.
Michel Taly : Mettre de la morale là où il ne devrait être question que de l'État de droit peut être particulièrement malsain. Ce sont les théocraties qui mettent de la morale dans l'action publique. On ne peut pas, à la fois, condamner des gouvernements qui se réclament de lois religieuses, des lois contraires à la démocratie, et mettre de la morale dans l'action publique. La morale laïque pas plus sa place dans l’action publique que la morale religieuse.
Quelles sont les conséquences pratiques de ce positionnement en matière fiscale ?
André Bercoff : François Hollande a fait un discours très prometteur sur le papier. Simplement, lorsqu'il dit qu'il va supprimer les cotisations familiales, il ne dit pas comment il va concrètement compenser cette baisse de recettes. Il promet que l'on va arrêter de taxer les ménages. Alors, qui va-t-il taxer ? Le problème est, qu'avec cette approche moraliste, la politique fiscale est très floue et le gouvernement n'annonce pas ses intentions pratiques. On sait très bien ce qu'il faut faire mais on ne l'annonce pas sinon on trahit la classe ouvrière. Les problèmes c'est que, ces ouvriers ont déserté et sont presque tous, déjà, du côté des extrêmes. Pourquoi ne votent-ils plus à gauche ? Parce qu'ils ont l'impression qu'on les ignore complètement.
Michel Taly : Les politiques (droite et gauche confondues) ont une approche morale de la fiscalité, ce qui complique grandement les relations entre l'administration et les contribuables. Cela se remarque essentiellement en matière d'optimisation fiscale agressive. La plupart des hommes politiques et l'administration fiscale attendent de la part des contribuables une forme d'autocensure. Il y aurait une zone grise où on ne serait pas dans la fraude, entre ce qui est juste et ce qui est légal mais tout de même trop agressif. Il y a des choses qui ne sont pas interdites légalement mais que je devrais, de moi-même, renoncer à faire parce que ça va trop loin. Qu'on nous dise qu'en vertu d'une morale on devrait renoncer à un schéma fiscal qui, rappelons-le, n'est pas illégal, ce n'est pas normal. C'est quelque chose que l'on entend sans arrêt dans le discours politique : les entreprises devraient renoncer à l'optimisation excessive parce que ce n'est pas une attitude citoyenne. Cela priverait l'État de ressources et manifesterait un refus des entreprises de participer aux charges publiques, etc.
Quelles sont les conséquences en matière sociétale et en matière de justice ?
André Bercoff : Il y a toute une partie du peuple français qui est laissée pour compte. On est beaucoup plus pauvre dans certains départements français qui sont dans la misère, comme la Creuse par exemple, que dans les banlieues. Du point de vue sociétal, la gauche – mais aussi peut-être une partie de la droite - a privilégié les minorités. Cette gauche a exercé depuis 50 ans un magistère moral et a laissé filer toute une partie du peuple ouvrier, les artisans. Cela explique le discours poujadistes sur les minorités qui prendraient tous les avantages. On peut critiquer ce discours mais si ces personnes-là ne s'étaient pas senties délaissées, notamment en matière de sécurité, elles ne le tiendraient pas. Mais la gauche n'est plus là pour défendre le peuple et le petit peuple.
Michel Taly : Je n’ai aucune légitimité à déborder de ma spécialité fiscale. Mais la grille d’analyse que je me suis forgée dans cette pratique fiscale peut être utilisée pour d’autres sujets. La seule approche que doit avoir un membre des pouvoirs publics est la suivante : ce que je fais est-il conforme à la loi ? Mais si chacun se met à apprécier, à partir de critères moraux, comment il va appliquer la loi, c'est de l'arbitraire et tous les citoyens ne sont pas certains d'être traités de la même façon. Un ancien responsable de l’administration fiscale avait théorisé le concept d’application mesurée de la loi. Mais c’est la loi elle-même qui doit être mesurée, pas son application. Si des méchants, des voyous, en profitent pour se glisser entre les mailles du filet, il faut se poser la question de l'adaptation de la loi. La loi doit être la même pour tous.
Par exemple, dans l'affaire Leonarda, ce qui me parait totalement conforme à l'État de droit et qui évite de mettre de la morale dans l'application de la loi, c'est la réponse du ministre de l'Intérieur. Ce qu'il a fait est conforme à l'État de droit. Point. Si on trouve la loi trop dure, on la change, mais on ne peut pas demander aux agents, aux policiers, de décider arbitrairement dans quel cas ils appliquent ou ils n'appliquent pas la loi. Il peut y avoir de la délicatesse dans l'usage de la force publique, certes, mais il ne doit y avoir d'application mesurée de la loi. Ça, c'est très malsain.
Comment est-ce que la gauche en est arrivée là ? Cette gauche-là semble à l'opposé de la gauche pragmatique des années 1980 portée notamment par Michel Rocard…
André Bercoff : Cette gauche moraliste s'oppose à la gauche originelle. Contrairement à ce que l'on croit, le libéralisme était de gauche : chaque citoyen est libre et doit être protégé en ce sens. Il y a eu une espèce de glissement vers une volonté de catégoriser l'action. Cette gauche-là a été dans un tel a priori idéologique qu'elle a dérivé vers une volonté de mainmise sur les comportements. On sait ce qui est bon, on sait ce qui est mauvais. Ils se sont comportés exactement comme des parents vis-à-vis de leurs enfants. Ils sont allés tellement loin dans cette dérive, persuadés que ce qu'ils font est bon, que les membres de la gauche ont laissé passer tout ce qui est arrivé depuis 20 ans, les nouveaux déclassements, l'Europe, l'économie-monde, et n'en n'ont tiré aucune conséquence. Ils ont assisté à la réalité et n'ont pas voulu la nommer. Et la gauche a été entièrement dirigée pendant des années par la haute fonction publique avec ces métiers protégés. Or, quand on a la sécurité de l'emploi, on ne peut pas agir comme quelqu'un qui a des fins de mois difficiles.
Les Allemands ont fait leur Bad-Godesberg en 1959, il y a 55 ans. Mais en France, le Parti socialiste s'étouffe parce que François Hollande se revendique comme social-démocrate. C'est quand même intéressant.
Michel Taly : Je ne suis ni psychologue ni sociologue. Peut-être que les valeurs de gauche (prendre aux riches pour donner aux pauvres, défendre le faible contre le fort) poussent naturellement à prendre la posture de donneur de leçons... Après, il y a évidemment différentes gauches et l'extrême gauche est sans doute plus moraliste que la gauche social-démocrate par exemple. Et, en période de crise, la posture moralisatrice est forcément plus audible.
En quoi est-ce un piège intellectuel ? La gauche en-est-elle consciente ? Est-ce un paravent pour ne pas avoir de programme solide ?
André Bercoff : La gauche n'est pas plus bête que les autres. Elle peut avoir un programme solide. Le problème est qu'elle est en pleine contradiction entre l'idéal et le réel. Quand elle est dans l'opposition, c'est formidable. Mais quand elle est aux affaires, elle doit faire face à la complexité de la réalité qui est beaucoup plus complexe que les grands principes, que les grandes et belles idées.
Comment la droite a, elle aussi, intégré le complexe de supériorité de la gauche ? En quoi cela influe-t-il également sur son comportement ?
André Bercoff : Une partie de la droite ne comprend pas pourquoi elle n'est pas au pouvoir. Ils sont donc déboussolés. Dans l'opposition, la droite est nulle ! Et puis il y a, c'est vrai, une certaine forme de mauvaise conscience, une mauvaise conscience donnée par la gauche. Alors ils font comme s'ils avaient intégré certaines valeurs, mais ce n'est pas leur alphabet.
Michel Taly : De tous temps, les hommes politiques de droite ont manifesté leur exaspération face aux leçons de morale : quand Giscard disait à Mitterrand qu'il n'avait pas le monopole du cœur, c'était exactement ça. On a retrouvé la même tension entre les deux candidats du deuxième tour à l’élection présidentielle, lorsque la critique de la politique menée par le camp d'en face était assortie d'un jugement moral, d’une présentation d’un combat entre le bien et le mal. Cela dit, se poser en victime d’un tel manichéisme peut aussi relever du calcul et l’indignation peut être feinte, dans le but de donner une image d’intolérance à l’adversaire. "
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire